Stéphane : Quelle fonction le cinéma devrait-il assurer ?
Dans ce texte Guy Debord accorde un long temps à décrire les conditions d’exploitation des individus (et des spectateurs de cinéma en particulier) par l’industrie et la politique capitaliste. Il annonce alors sa déception face à un cinéma qui ne fait qu’entretenir cette situation d’emprisonnement en la répétant. Il donne donc au spectacle, et au cinéma en particulier, le rôle de moteur de la révolution, celui qui éveille la conscience, apporte un regard, enrichit son spectateur. Un rôle que le cinéma contemporain du texte ne remplit pas.
Qu’en est-il du cinéma selon Debord ? « Le reste [du cinéma, son film mis à part] […] lui montre, selon la coutume fondamentale du cinéma, ce qui se passe au loin : différentes sortes de vedettes qui ont vécu à sa place, et qu’il contemplera par le trou de la serrure d’une familiarité canaille. » Un constat bien peu flatteur.
Selon Debord, le cinéma a pour rôle de « révéler [au spectateur] que son mal n’est peut-être pas si mystérieux qu’il le croit », ces spectateurs qui n’obtiennent plus (ou pas*), de leur pratique du cinéma, ce savoir, ce petit plus qui les élèvent de la « la triste de vie de la grande masse des salariés d’aujourd’hui. »
*Le texte ne précise pas si le cinéma a un jour assuré ces fonctions, il ne fait que constater que ce n’est pas le cas actuellement.
En mon sens, la culture est ce qui prend la suite de l’école lorsque l’individu sort du système scolaire. En apportant au spectateur un regard sur son époque, le cinéma lui permet de penser et de questionner son quotidien.
Mais la responsabilité de l’échec de cette fonction dans la société décrite par Debord ne peut être attribuée au spectateur qui n’a pas reçu d’éducation à l’image (et qui n’a pas d’autre attente du cinéma que d’assurer une fonction de divertissement). Les seuls avisés de la fonction « travail » du cinéma sont les gens qui ont étudié et qui pratiquent l’outil cinéma : les producteurs².
² Par producteur, j’entends le sens large de tous les collaborateurs à la création cinématographique (réalisateur, scénariste,…) en plaçant une priorité sur la responsabilité du producteur qui décide des projets qui voient le jour et qui seront diffusés dans le circuit commercial.
La situation actuelle repose en théorie sur les choix des films produits (politique de production) et sur donner au spectateur la possibilité de décider d’aller au cinéma pour y trouver un travail et pas systématiquement un divertissement.
Réponses actuelles à ces enjeux.
Se heurter à la question de l’actualité de ce texte revient à faire les mêmes démarches que celles qui ont pu conduire Debord à ces observations. Seulement au regard d’informations statistiques, on se demande comment définir le « spectateur de cinéma ». Dans le cas de la subjectivité, il faut voir sa démarche comme la traduction d’un ressenti, d’impressions sur son époque. Il me paraît donc aussi légitime de rechercher l’actualité par un ensemble d’éléments qui peuvent être la base d’une réflexion pouvant aboutir sur des conclusions de l’ordre de celles de Debord.
Le cinéma devrait élever le spectateur à nouveau. Quel cinéma élève les spectateurs aujourd’hui ? Je pense qu’il existe un cinéma qui propose un regard pertinent sur l’état de la vie de nos jours, des films comme À l’ouest des rails de Wang Bing ou La question humaine de Nicolas Klotz, pour citer deux exemples très différents*. Ce cinéma n’attire pas les spectateurs et pour moi la responsabilité est partagée entre l’industrie qui ne les met pas en avant (par un système publicitaire et par une diffusion importante) et le spectateur éduqué à l’image qui ne fait, malgré ça, pas assez l’effort d’aller vers ce cinéma de la transformation, plus pénible puisqu’il appartient à un travail et non à un divertissement.
*Je prends ces exemples parce que je pense qu’on peut les faire entrer dans cette définition de films qui révèlent au spectateur que « son mal n’est pas si mystérieux qu’il le croit, et qu’il n’est peut-être même pas incurable pour peu que nous parvenions un jour à l’abolition des classes et de l’Etat. »
Il existe à l’heure actuelle d’autres types de films qui tentent d’entrer dans cette définition, ceux-ci attirent les spectateurs car ils ménagent le public, en se servant d’une mode de la contestation (qui prend la forme de l’anticipation, la science-fiction ou le documentaire pamphlétaire façon Michael Moore). Le résultat de ce cinéma n’est que l’accroissement du « surplus de fausse conscience », dans le sens où cette prise de conscience ne change rien aux habitudes du spectateur.
« On a même poussé le dégoût jusqu’à m’y piller beaucoup moins souvent qu’ailleurs, jusqu’ici en tous cas. » C’est ce cinéma qui pille aujourd’hui la théorie de Debord. Et parfois même sa forme. Le film 99F, adapté du livre de Frédéric Beigbeder, est un exemple de dénonciation d’un système avec les outils de ce système. Sauf que le détachement critique qu’il reprend reste assez stérile. Ce cinéma pousse le vice jusqu’à développer cette dénonciation dans sa promotion.
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Dans ce document, on utilise les arguments anti-publicitaires (qui sont la thèse du film) pour vendre le film. Les outils du système dénoncé sont utilisés. Le coté divertissant (qui ménage le public) empêche l’idée de se diffuser.
A la question de l’éducation, le film de Debord répond en proposant au spectateur un regard sur son époque. Et c’est en cela qu’il est un objet intéressant, il peut être la base de discussions autour de sujets divers, il peut servir d’argument dans un débat sur la culture ou de miroir déformant pour regarder différemment notre quotidien. Dans ses critiques, Debord ne propose pas de solution. Mais à travers les lignes transparaissent le besoin de changer les choses. Et pour une génération témoin des échecs de toutes les idéologies qui ont été proposées, ce texte provoque comme le besoin de continuer à élargir le champ des possibles, de chercher un nouveau moyen d’échapper au monde tel que Debord nous permet de le voir.