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in girum imus nocte et consumimur igni
26 novembre 2007

Tristan : Ce spectateur méprisé

"Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public." C'est par ce postulat tranché et tranchant que Guy Debord introduit son commentaire, c'est donc sous cet angle d'étude de la place du spectateur que j'ai décidé d'aborder son texte. Je voudrais revenir sur ce parti pris qui me semble être un point essentiel et discutable de la méthode employée par Debord. Mais quelle est-elle cette méthode dont il se réclame? Selon moi, ce texte se situe dans la lignée de la pensée brechtienne de la distanciation : "rien d'important ne s'est communiqué en ménageant un public". En effet, le dispositif cinématographique, sur le modèle théâtral de Brecht, est ici complètement dévoilé. Il faut prendre de la distance quant au propos raconté et en tirer les leçons, nous dit Brecht ; il faut refuser le cinéma dominant et rejeter toute "imitation insensée d'une vie insensée", reprend Debord. Mais sa position diffère de celle de Brecht qui lui met en distance son medium mais n'en rejette pas le langage, ni le public : il les interpelle.

Debord, lui, décide de se placer "au-dessus de toutes les lois du genre", de faire un film avec "n'importe quoi" et de ne "rien conserver du langage de cet art périmé". Pourtant il cherche bien à faire coïncider dans son montage les "déchets" d'image qu'il utilise avec son commentaire, il utilise donc bien le langage cinématographique qu'il rejette. Mais il préfère nier son medium par provocation, plutôt que de s'en servir en distance, ce qui eût été plus honnête et selon moi tout aussi efficace en le reconnaissant. Il fait de même avec son public et outrepasse la démarche brechtienne d'interpellation. Il a raison de dire que "rien d'important ne s'est communiqué en ménageant un public", le spectateur brechtien est un spectateur actif, mais ce n'est pas un spectateur méprisé. Là où Debord se trompe, je pense, c'est qu'il refuse toute pédagogie, il n'en propose que la révolte. Peut-être pense-t-il qu'il est trop tard pour être pédagogique, mais je trouve que cette démarche uniquement provocatrice reste utopique et peu constructive… cherche-t-il seulement à (re)construire?

Une chose m'a frappé à la lecture de ce texte concernant le goût de Debord pour les références antiques quand il parle des spectateurs. Par exemple dans son premier paragraphe, il rappelle que même pour les "contemporains de Périclès", modèle d'une soi disant démocratie, rien ne s'est fait en ménageant le spectateur. Il ne précise pas son idée, mais la conception aristotélicienne de la catharsis comme "purgation des passions" du spectateur de théâtre devant une représentation tragique, afin qu'il n'ait aucune envie de reproduire dans la vie réel ce qu'il a vu sur scène. Mais la mise en distance dans ce principe s'opère sur le public à posteriori de la représentation, et de manière plus ou moins inconsciente. Même si le spectateur n’est pas ménagé, on est assez loin de Brecht et je vois mal pourquoi Debord parle ensuite des "citoyens respectables d'une démocratie". Ce passage reste assez énigmatique, mais mérite d'être souligné. Plus loin, et de manière plus pertinente, il parle de "cette plèbe" pour désigner le public de cinéma. Le terme "plèbe" s'associe facilement à la devise romaine "du pain et des jeux" désignant cette politique d'empereur cherchant l'abrutissement des masses devant les spectacles du cirque. Pendant que le peuple est dans l'arène, il n'est pas dans la rue. Ces références antiques font parfaitement écho à cette société du spectacle dont parle Debord et lui donnent même une Histoire. Son propos a donc un passé, un présent d'écriture, mais a-t-il une actualité?

Debordements actuels

« La misère est un spectacle »

(Camille de Toledo, Archimondain, joli-punk)

Manifeste dérangeant et visionnaire, le texte de Guy Debord a non seulement résisté au temps, mais aussi prophétisé notre époque. Au regard d'une actualité "perturbée", ce texte si méprisant pour son lecteur n'en est pas pour autant stérile. Sans revenir sur l'anti-pédagogie de son auteur, les vérités qu'il énonce sont loin de laisser indifférent et invitent à reconsidérer l'ensemble. C'est là que réside sa force, dans sa capacité à remettre tout à plat et à interroger chaque situation. "Nous tournons en rond dans la nuit et, nous sommes consumés par le feu". Déjà dans son titre, Debord annonce cet engrenage dont seule la révolte nous ferait sortir. Nous sommes des Sisyphe modernes, qui répètent éternellement les mêmes mouvements vains, "le même circuit des domiciles, bureaux, autoroutes, vacances et aéroports". Il est troublant de lire des choses sur la consommation à crédit, quand on connaît aujourd'hui les ravages que cause les sociétés de prêt qui endettent les "foyers moyens". On ne peut que reconnaître dans la description du parcage des masses dans de "mauvaises bâtisses malsaines et lugubres", la ghettoïsation actuelle de nos banlieues, ou encore dans cette "alimentation polluée et sans goût" le mode de production aseptisé vers lequel tend notre industrie agroalimentaire. Enfin, le fait d'être "continuellement et mesquinement surveillé" est devenu une pratique quotidienne dont personne ne semble se plaindre. On fait même des campagnes publicitaires pour nous rassurer que c'est pour notre bien et rien d'autre : "filmer les sacs à mains volés, pas les baisers volés" : si c'était le cas serait-il utile de le justifier ? Il y a en France 300.000 caméras de vidéosurveillances et la ministre de l'intérieur, Michèle Alliot-Marie, a déclaré récemment "la vidéosurveillance est une nécessité face au terrorisme et un atout contre l'insécurité. […] Je compte donc tripler le nombre de caméras en moins de trois ans, d'ici à la fin 2009, sur la France entière." (source AFP)

"Les images existantes ne prouvent que les mensonges existants." Cette maxime devrait s'inscrire comme un avertissement avant chaque journal télévisé, tant elle a pris de sens dans le panorama audiovisuel actuel. Mais je laisserai le choix des mots de cet avertissement à Brecht, qui conclue sa pièce L'exception et la règle, par une adresse aux spectateurs :

"Vous avez entendu et vous avez vu

Vous avez vu ce qui est habituel, ce qui se produit sans cesse.

Mais nous vous en prions :

Ce qui n'est pas singulier, trouvez-le surprenant!

Ce qui est ordinaire, trouvez-le inexplicable!

Ce qui est habituel doit vous étonner.

Discernez l'abus dans ce qui est la règle

Et là où vous avez discerné l'abus, trouvez le remède!"

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Commentaires
T
Il me semble que la révolte et la provocation ne sont pas si contradictoires que ça avec la pédagogie. Peut-être même devraient-elles être les fondements de la pédagogie moderne. J'ai du mal à m'éloigner de la notion d'enseignement. Inévitablement séducteur et de parti pris, puisque dispensé par des personnes humaines, des êtres façonnés par une pensée, je trouve fondamentale la notion d'échange construite pédagogiquement par le meneur de révolte. On apprend à réfléchir, ça ne s'invente pas. Quant à la notion d'espoir dans le texte de Debord, je ne l'ai pas perçu, mais j'aurais aimé la voir.
T
Je pense que la colère est mauvaise conseillère. Elle est légitime et ne peut parfois que s'imposer, j'en conviens. Mais, sans perdre l'impulsion que la colère fait naître et qui est nécessaire aux "travaux" militants, j'en reviens toujours à l'attaque frontale du spectateur. Certes, on ne fait pas d'omelette sans casser d'œuf, mais n'oublions pas que l'union fait la force, et qu'il vaut mieux ne pas être seul pour faire la révolution. Hors là, je trouve sa harangue au public peut convaincante : elle donne à réfléchir, et ça n'enlève rien à la pertinence de son propos, mais on n'a pas forcement envie de faire la révolution avec lui, ni d'aller à sa rencontre. La colère anéantie la pensée et ne fait pas avancer les choses.<br /> "Que le plus coupable de nous<br /> Se sacrifie aux traits du céleste courroux" (Fables, Jean de La Fontaine)
V
Elaborer une pédagogie dans ce texte serait contradictoire avec les idées qu’exprime Debord : cela signifierait employer une certaine séduction pour faire passer un message ; il procéderait alors de la manière qu’il dénonce, en infantilisant le spectateur par le biais d’une manipulation. Cette agressivité, bien qu’elle m’ait choquée également aux premières lectures, a le mérite d’être évidente, et non pas sous-jacente : elle implique une distance immédiate avec le film et avec le texte, qui, au contraire de ce qui se passe avec la séduction, permet au spectateur de réagir, et même l’y oblige. Il y a certes une certaine mauvaise foi de Debord, qui en effet fait un film avec des images, visible, et avec un message ; mais alors précisément il ne « rejette » pas entièrement le langage cinématographique, ni le public ; faire ce film et s’adresser à des spectateurs montrent son espoir envers un renouveau cinématographique et sa confiance en la capacité du public à réagir à ce film.
S
Je pense que ce que tu considères comme un mépris du lecteur est avant tout cette provocation qui pousse le lecteur à faire ce que Virginie souligne : se refuser à continuer à appartenir à ce système. Ce que le texte dit par le fait que rien « ne s’est communiqué en ménageant un public ». Et mis à part ça, ce que je ressens dans l’agressivité du texte, c’est aussi la colère des militants, celle qui anime l’homme pour lui faire accomplir de tels travaux : il faut avoir une certaine force pour trouver l’énergie d’aller éveiller les autres à une réalité qu’ils ne voient pas. Et je pense vraiment que Debord est animé par cette colère et que la moindre des choses est qu’elle nous agresse quand on lit le texte. J’hésite à citer une candidate aux élections présidentielles en 2007 qui affirmait que certaines colères sont justes et en effet, aux vues des enjeux, je crois qu’il est juste que Debord se mette en colère s’il est seul à voir tous les humains se complaire dans ce que tu décris dans l’actualité.<br /> En effet, les conditions d’alimentations, les lieux de vie, l’analphabétisme, les morts par série dont parle Virginie, mais aussi la séparation des individus qui existe depuis longtemps aux Etats-Unis dans ce fonctionnement communautaire et qui se crée en France aux vues de mouvements de grèves successifs et de groupes montés les uns contre les autres en fonction de leur mode de vie (professionnel, mode de transport, etc.), je pense que cette actualité mérite la colère de Debord.
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